D'ailleurs, quand on parle du loup... Quatre ombres surgissent dans notre alcôve. Je ne les avais pas entendus arriver ceux-là. Des baraques à la démarche lourde et silencieuse, prédatrice. Certains mecs suspendus font entendre leur gémissement avec un peu plus d'insistance, tandis que d'autres se taisent. Quand les silhouettes s'approchent du petit groupe au centre de notre pièce, l'un d'entre eux, qui a les pieds à peine touchant le sol, se met à se trémousser, les plis de sa chemise dansant sur la peau tendue de son large ventre, ces pectoraux gonflés et ses bras tendus comme deux grosses buches au dessus de ses épaules charnues. Le groupe hésite, s'arrête, les quatre têtes se tournent en direction de l'homme qui se tortille comme un ver au bout d'un hameçon. Son visage doit être implorant, j'imagine, alors que les matons se positionnent lentement autour de lui, deux devant et deux derrière.
« Pas l'air content celui-là.
-Le pauvre chaton, l'a mal aux poignets hein?
-L'aurait envie que tout ça s'arrête p't-être bien? »
Ces salauds ont de jolies voix, fils de putes! Une basse et deux barytons. Celle de l'asticot dodu, pas facile à distinguer à cause du bâillon, me semble plus aigüe. Ce doux rêveur pense réellement pouvoir les apitoyer.
« Qu'est-ce qu'i' dit?
-J'comprend pas personnellement. Parle pas comme nous.
-Les chiens jappent, c'est bien connu.
-Un petit chien, le chaton?
-Ah ah ah!
-Un p'tit chien qui miaule, c'est pas normal ça. »
Le cerbère en face de la masse immobilisée du danseur en équilibre précaire sur la pointe de ses pieds sort une longue matraque en caoutchouc mou et lui frappe violemment la bidoche. La chemise blanche du prisonnier sort à moitié de son pantalon. Plus aucun son ne traverse le baillon. Je sens une goutte de transpiration dégouliner sur mon flan.
« On dit plus rien? » demande l'agresseur, puis il assène un deuxième coup mais plus bas cette fois-ci. Un cri plus puissant que jamais traverse l'espace tandis que l'homme, malgré sa douleur aux poignets, remonte péniblement ses deux jambes vers le haut, et lutte pour garder ses tibias aussi hauts que possible devant son bassin. L'autre cerbère en face ricane, avec un son aigüe. Les deux autres compères, derrière le prisonnier qui pousse quelques plaintes essoufflées, s'approchent de ce dernier et se mettent à lui caresser le postérieur. L'un des deux colle brusquement son visage contre la chemise blanche au niveau des poignées d'amour. Sa proie se tend brusquement en lançant un cri court et violent. Je ne vois pas son visage de là où je suis mais je devine les larmes lui jaillirent des yeux.
« Tout doux, agent 700-02. L'heure du souper n'a pas encore sonné! »
C'est l'homme à la matraque qui vient de parler, et aussitôt il envoie un deuxième coup sur les parties génitales du souffre-douleur.
Parfaitement synchronisé, la saillie de mon voisin de gauche vient amplifier un long cri de douleur. « Crevez tous!!! Crevez et pourrissez en enfer!!!»
Les quatre sadiques se retournent vivement dans notre direction, les armes aussitôt brandies. Je lis dans leur formes noires l'inquiétude et la surprise. Puis celui à la voix aigüe lance de nouveau son ricanement et dis:
« Un rapport au service accueil semble nécessaire, quelqu'un a mal fait son boulot là-bas. »
Et la femme s'avance vers nous. Car il s'agit d'une femme. Aussi balaise que ses confrères, mais avec une poitrine en plus. Sans doute. J'ai du mal à voir jusqu'à ce qu'elle s'arrête à 4/5 mètres de nous. Pas beaucoup de poitrine en fait, les doses de testostérone ont dû faire fondre cette partie de son anatomie. En revanche, je ne serais pas surpris que la taille de son clitoris ait été multiplié par 10.
« Lequel d'entre vous a pu parler?»
Les trois autres la rejoignent et restent légèrement en retrait, ricanant. L'un d'eux tend une main et montre du doigt mon voisin de droite. La femme bondit comme un rhinocéros et lui assène un coup de sa matraque en caoutchouc dur; l'homme encore endormi ne réagit pas. Cette drogue est vraiment puissante. Puis elle lance un grognement de rage et s'en prend à moi. La matraque frappe ma cuisse droite et je me recroqueville tant bien que mal en simulant une vive douleur. En réalité, je n'ai presque rien senti: mes membres sont épais et mes muscles en béton!
Mais mon gémissement feint semble l'avoir rendue folle: elle s'approche de moi et commence à me frapper de plus belle, s'approchant, un peu plus à chaque coup, de ma tête. Elle va me tuer quand:
« C'est moi pouffiasse! Que ton con soit bouffé par les cancrelats et que tes ovaires pourrissent dans la merde! »
Je remercie et chéris intérieurement mon désagréable voisin tout en ressentant les premières douleurs le long de mon flan droit et dans mon bras gauche qui a protégé ma tête in extremis... Un moment de silence accompagne les douleurs de ma chair. Je ne mise pas cher sur la vie de mon sauveur.
« Attends, 530-15. J'ai une bien meilleure idée. » dit le premier matraqueur.
La femme au joli matricule suspend en l'air son bâton au dessus de l'impertinent. Celui-ci attend sans broncher son destin de nouveau martyre. Je distingue faiblement les rides creusées sur son front et la grimace féroce de sa bouche. Seul son petit nez en trompette ose brandir encore un peu une sorte de fierté juvénile.
Après avoir expliqué son plan à ses confrères, le matraqueur sort un passe et les deux autres hommes saisissent mon voisin qui ne peut s'empêcher de lâcher quelques gracieusetés. Une fois détaché du mur, il est mis sur pied et trainé virilement jusqu'au milieu de notre alcôve. Auparavant, la femme avait détaché l'homme suspendu qui reste prostré par terre, à demi étouffé par des sanglots. Devant moi, j'assiste au traitement particulier réservé à mon sauveur suicidaire. Il est projeté à terre, à l'emplacement où se trouvait l'homme surveillé par la femme. Les chaines sont descendues pour lier les chevilles du beau révolutionnaire qui harangue ses tortionnaires comme un charretier. Puis la chaine est tendue et le corps charpenté du prisonnier au vers libre s'élève par à-coup. La tête en bas, il arrive à envoyer quelques jolis noms d'oiseaux aux quatre agents qui s'éloignent en riant accompagnés de leur prisonnier plié en deux et jambes tremblantes.
Il a une énergie vraiment surprenante. Il crie encore des injures alors que les matons ont quitté les lieux depuis bientôt 10 minutes. Il se tortille dans tous les sens, un magnifique lombric dodu qui n'attend que la bouche d'un gros poisson-chat. J'ai tout loisir pour l'admirer, ses formes pleines, sa vitalité, sa voix vibrante et puissante, le vert langage de son passé ouvrier. Je devine ses origines géographiques, certainement la région des usines de traitement des déchets, dans le nord. Plusieurs générations d'ouvriers coulent dans ses veines, une race fière et courageuse, soudée par l'adversité, toujours au bord de la rébellion. Sans ces gens-là, la société étoufferait sous les masses prodigieuses des déchets qu'elle produit inconsidérément. Mais leurs dures conditions de travail les classent parmi la lie, et l'enlèvement de cet homme ne vient en rien affecter la bonne conscience collective. Au contraire, ses formes idéales viendront combler le regard des spectateurs. La douceur de ses courbes, les formes pleines de son énergie, la masse fabuleuse de sa chair au goût sublime. Son pantalon serré par la saillie de ses fesses me laisse deviner soudain la protubérance lente de son membre viril.
Je ne m'en suis pas rendu compte, perdu dans mes pensée, mais il a cessé de parler depuis quelques temps. Son corps semble osciller de temps en temps, au moindre de ces gestes. Sa respiration même impulse un léger balancement. Sa queue a pleinement pris sa place, de biais, vers le bas, son épanouissement est étonnant. Une orchidée monstrueuse accrochée au tronc d'un baobab. Les couilles ne sont pas en reste, par ailleurs. Elles sont descendues au milieu du pubis, prêtes à s'échapper, la braguette est sur le point d'éclater, comme les portes métalliques d'une prison d'argent! Je n'ai jamais rien vu de pareil, avec cette lumière zénithale glauque rasant les formes dans une mise en scène dramatique. Le métal dur et froid des chaines autour de ses pieds brillent faiblement, et le tissu de ses vêtements l'entoure d'une chaude auréole de coton. La veine cave sur son cou bas au rythme de son cœur, fortement, dangereusement. La congestion fait ressortir les veines des tempes, et ses oreilles prennent la couleur de fruits confis. Sa poitrine se soulève et se rétracte en symbiose rythmique avec son cœur que je crois entendre battre dans ma propre poitrine. Ses mains attachées derrière le thorax, il ressemble à une chauve-souris prête à déployer ses ailes, en quête de nectar.
Et il me regarde.
Ses yeux fixent les miens, sévères, accusateurs. Sa colère est immense malgré l'accumulation du sang dans son cerveau. Il semble lutter pour garder connaissance, et je suis son point d'ancrage. Je voudrais lui transmettre toute mon énergie pour qu'il s'échappe. Oui, je voudrais qu'il survive, qu'il parte comme un ange vengeur par dessus les dépôts, les usines de transformation et les casernes de nos sbires sadiques. Je le vois comme un superman violent et infatigable tuant un par un les décideurs sans morale de notre monde devenu fou. Je rêve, mon regard plongé dans le sien. Un moment d'espoir, une période indéterminée pendant laquelle j'ai foi en la reprise en main de nos destins, du sien et du mien. Un projet de vie, en équipe, en duo! Qu'est-ce qu'il m'arrive? Je reprend pied dans le réel, soudain alarmé. Ses yeux sont sombres, ils perdent peu à peu de leur éclat. Des soubresauts secouent son large buste. Cela me rappelle vaguement les absurdes dénouements des opéras italiens. Je perd le contact de son regard. Je le perd. Ma respiration s'arrête. Son sexe dégonfle, petit à petit, et j'ai l'impression de me vider de mon sang.
La rage m'envahit, il me la transmise je crois, car je lance un cri à m'en péter les veines. Je hurle comme les loups, je serre les yeux et les poings, je m'entortille comme une vipère saisissant sa proie, je m'arrache la peau en tirant sur mes liens et c'est vraiment par inadvertance, frappé de douleur, que j'aperçois, à travers le brouillard de mes larmes, les ailes déployées d'un aigle impérial.
Tuesday, April 7, 2009
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Your writing is fast. :))
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