Je dois rejoindre Paul, il a disparu. Je jette un dernier regard sur le pauvre gars qui m'implore silencieusement. Que veut-il au juste? Je n'en sais trop rien. S'accroche-t-il encore à la vie, a-t-il accepté de mourir, pourquoi bande-t-il? Mes convictions se désagrègent, les digues de ma conscience sont prises d'assaut par des sentiments nouveaux. Rien ne peut calmer cette tempête vivifiante et terrifiante, la société entière m'apparait comme un château de sable attendant la montée des eaux. Je cours rejoindre l'improbable Neptune de ces flots.
Au bout de l'allée, un espace me sépare de la cloison du hangar. Je regarde cet espace dégagé à droite et à gauche, et aperçois une mince bande de lumière dans un des coins, une porte entrouverte me fait signe de me presser, sur la gauche. Je profite de cette courte distance pour tester l'efficacité de mes jambes et du muscle cardiaque en piquant un sprint le plus silencieusement possible. Satisfait, je jette un coup d'œil par la fente de la porte tandis que je sens les battements de mon cœur se calmer rapidement. Un bâtiment en tôle ondulée, comme le hangar où je suis, délimite une ruelle de 10 mètres de large à moitié baignée par le soleil. Le ciel bleu m'éblouit, il doit être environs midi.
La porte que je dois ouvrir est dans la partie ensoleillée de la ruelle, et une autre porte en face m'attend dans l'ombre. Elle est entrouverte elle aussi, et je crois un bref instant voir mon reflet dans un miroir: quelqu'un m'observe par la fente. Je fais pivoter sur ses gonds la porte étonnamment silencieuse, je regarde, lentement, aussi loin que possible d'un côté, de l'autre, les sens en alerte. Je bondis. Il m'ouvre la porte pour m'éviter de ralentir. Je me ramasse en beauté contre un mur en brique à l'intérieur, formant couloir. Le choc contre cet obstacle inatendu vide l'air de mes poumons, malgré mes bras tendus en guise d'amortisseurs. Un bref rire de Paul accompagne la fermeture de la porte et nous voilà tous les deux plongés dans un noir complet.
« Un vrai barbouze de choc, hein? » souffle-t-il. Je sens qu'il se rapproche de moi pour me parler discrètement. « Nous sommes dans un atelier de fabrication. Les machines sont à l'arrêt. La plupart des techniciens sont partis déjeuner. » Je sens maintenant son souffle sur une de mes joues, il n'est peut-être qu'à quelques centimètres de moi. Je reprends ma respiration, qui se mêle à la sienne. Je sens parfaitement son odeur corporelle, il doit en être de même pour lui: ma chemise colle sous les bras. Soudain une main touche ma poitrine et glisse jusqu'à mon épaule. De l'autre, il va chercher mon bras et descend sa paume jusqu'à mon poignet. « Faut pas se perdre! » dit-il sèchement. Il m'enserre brusquement le poignet et me tire à sa suite le long du mur de brique. Je sens un bref effet de chair de poule m'envahir. Nous marchons prudemment, ignorant si le sol est régulier ou pas. Sa prise au poignet, doucement ferme, est étrangement rassurante. Bizarrement, j'étais prêt, il y a 10 minutes, à céder ma vie pour des dirigeants dépravés et criminels, et maintenant, je la livre aveuglément à un inconnu dont j'ignore les motivations. Je suis stupéfait de me voir autant faire preuve d'incohérence en si peu de temps.
Nous atteignons en quelques secondes une porte métallique, malheureusement verrouillée, et nous poursuivons. Nous sommes rapidement contraints de faire demi-tour face à un cul-de-sac. Nous repassons devant la porte menant à l'extérieur et poursuivons vers l'autre partie du couloir. Il me tient toujours le poignet alors que l'endroit se révèle extrêmement petit: de nouveau un cul-de- sac. Je n'ose rien dire: la situation ne tourne pas à notre avantage.
Paul tient toujours mon bras avec la même fermeté, complètement immobile. J'attends une, deux minutes avant de m'approcher de lui et chuchoter un « alors? » particulièrement dubitatif. Il se jette soudain sur moi: mes deux bras pris en tenaille, le haut de mon corps enlacé par les siens d'une force suffocante, son ventre presse sur mes viscères avec la constance menaçante d'un rouleau compresseur. Son visage est tout prêt, je crois sentir le duvet de ses pommettes. Son haleine fait palpiter mes narines. Je sens les poils sur sa poitrine dressés contre les miens sous la mince couche de nos chemises, cherchant à se mêler comme deux armées sur le champ de bataille dans les friselis de nos tissus. D'un coup de reins sec il me soulève de quelques centimètres et me plaque contre la cloison, la brique en retombant râpe la saillie de mes omoplates. Son genoux remonte contre mon entrejambe sans ménagement et termine de vider l'air de mes poumons, alors qu'une onde électrique irradie autour de mon périnée. Je sers davantage les cuisses contre sa jambe, qui reste immobile un long moment, puis qui tente de se libérer, par petites touches, massant par la même occasion mon scrotum. J'affermis ma prise, autant qu'il me compresse le haut du corps. Je sens la circulation du sang dans sa veine saphène à travers l'épaisseur de nos jeans. Il renonce à s'échapper, et desserre un peu l'étau de ses bras. La circulation sanguine se rétablit dans mes bras, et je récupère autant d'air que je peux.
Tout d'un coup, un bruit vient de la porte intérieure. Une clef dans une serrure.
Nous nous dégageons l'un de l'autre en un millième de seconde et je perçois la légère dépression de l'air qu'il déplace de son corps massif, puis un frottement sur le sol et la porte qui grince au fond du couloir. Je suis à peine remis de ma surprise que je vois la silhouette, qui tient une torche, se mélanger à une autre forme humaine, deux fois plus grosse, et la torche s'éteindre en tombant à terre avec un bruit sourd, sans plus m'informer de ce qui se trame entre les deux ombres plongées dans le noir. J'entends peu après le glissement bref d' un tissu contre un autre. Une main a saisi la torche qui se rallume brièvement en direction d'un homme à terre, inerte, vêtu d'un bleu de technicien et de bottes en caoutchouc. Plongé de nouveau dans l'obscurité, je traverse l'espace qui m 'en sépare en suivant du bout des doigts le mur de brique. Arrivé à sa hauteur, je manque de tomber cul par dessus tête, et un bref souffle s'échappe de ma gorge. La porte s'ouvre aussitôt et Paul sort du couloir.
Des ampoules rouges et jaunes diffusent une faible lumière suffisante pour nous orienter. Une salle assez grande pleine comme un œuf d'un capharnaüm de tuyaux et de citernes, de manettes et de volants, de passerelles et d'escaliers, sans aucune présence humaine.
« Cachons le corps ».
Nous retournons dans le couloir et Paul rallume la torche le temps pour nous de choisir nos prises sur l'homme inerte. Je le saisis sous les aisselles tandis que Paul le soulève par les pieds. Paul avait tout de suite repéré une cache entre un des murs et une conduite parallélépipédique haute et large comme une dizaine d'armoires superposées. Nous devons placer les jambes de l'employé le plus loin possible dans la fente étroite et totalement privée d'éclairage, puis le basculer doucement à la verticale. Il reste debout, coincé par les deux parois qui empêchent ses jambes et son buste de s'affaisser. Il a l'air ainsi de dormir debout et un trouble croissant me pousse à demander avec réticence:
« Il est... enfin... tu l'as...
-Il est mort. » Je blêmis et cherche de ma main un support à saisir. « Qu'est-ce que tu crois? On ne plaisante pas, là. C'est eux ou nous. » Il me regarde avec attention. « Il va falloir te mettre ça dans la tête: tu ne dois pas mourir. Tu dois me sortir d'ici vivant. Et faire la nique à nos tortionnaires... parce que tu es leur tête de turc à partir de maintenant, ils te détestent et n'en ont rien à foutre de ton joli minois. Tu es devenu un grain de sable dans la machine de l'Etat, tu comprends?... et merde! Tu n'es pas qu'un gros morceau de viande, Harry! » Il était très en colère contre moi, mais c'était la première fois qu'il employait mon prénom... enfin, mon pseudo!
Je comprenais sa réaction, je détestais comme lui mon attitude conditionnée par des années de manipulations. Comme tout le monde, j'ai consommé de la chair humaine dans ces restaurants où il est bon de se montrer pour monter dans l'estime des gens de pouvoir. Plusieurs fois j'ai dû accepter les invitations à diner de mon employeur ou de mes clients. Paul devinait-il que je me suis fait à l'idée de finir moi aussi allongé sur la table d'un établissement trois étoiles, nu et badigeonné de beurre, entouré d'hommes responsable et parfaitement intégrés au système, en quête d 'ascension social par l'argent ou par le titre? Que j'ai rêvé que leur ambition me plantait un couteau dans le cœur et partageait ma chair en morceaux saignants et goûteux, que leur longues dents de requins les déchiquetaient à l'intérieur de bouches dédaigneuses et inconscientes? Sait-il que j'ai poussé le vice plus loin encore que les autres en préparant mon corps pour ce funeste rendez-vous en m'imposant de longues heures de musculation, un régime savant d'hormones et de substances chimiques métabolisantes, sans parler des quantités incommensurables de produits alimentaires à la traçabilité douteuse que l'industrie alimentaire fabrique dans le secret le plus occulte pour la population, de la nourriture pour bébé au plateau repas tout préparé? Personne ne peut aujourd'hui affirmer n'avoir jamais mangé de la chair humaine, et ça, ça vous rend complice de l'ineffable, et vous confisque tout espoir de changer le monde. Paul est une sorte de bogue dans ce logiciel démoniaque.
« Je suis désolé, Paul. J'ai toujours cru que la mort était une récompense, choisie et programmée. Cet ouvrier, c'est un accident, n'est-ce pas?
-Incroyable! Je n'ai jamais rien entendu d'aussi idiot. Il est temps de décrocher là, et penser par toi-même, et non comme ils t'ont appris. OK, ça risque d'être long. Tu as toujours consommé « normalisé » hein?
-Ben oui, réponds-je en haussant les épaules, comment cela pourrait-il être différent?
-Je ne mange que mes légumes et mes poules.
-Tu veux rire? » C'est absurde. Plus personne n'est autorisé à cultiver un jardin ni à élever des animaux, et la Police contrôle les déchets de chaque individu, et perquisitionne chaque maison systématiquement. La délation citoyenne complète efficacement le dispositif. La raison de ce contrôle réside dans un mal mystérieux, la néophylactie, qui est apparue pendant la Dernière Grande Guerre, et qui a totalement infecté le monde végétal sur l'ensemble de la planète, ainsi que les animaux nourris avec des végétaux non issus de l'agriculture industrielle. Personne ne se risquerait à manger une nourriture non contrôlée!
« Je t'expliquerai un jour...si on sort de ce merdier » réplique-t-il avec un large sourire. Et sans plus regarder mon visage offusqué, il part devant, vers le labyrinthe des passerelles qui montent par dessus les citernes et les boites en tôle de toute tailles à la fonction inconnue. Je reste sur ses pas et entame l'ascension des marches en oubliant pour le moment mes questionnements à la vue de son postérieur juste à la hauteur de mes yeux. Un beau volume bien ferme que les plis du pantalon et le léger balancement des hanches rendent terriblement tentateur. Quand nous arrivons au sommet, sur la galerie supérieure, nous regardons dans toutes les directions pour faire l'inventaire des possibilités de fuite. Seule une porte à notre hauteur constitue éventuellement un objectif intéressant. « Il faudrait se déplacer vite: ils vont fouiller tout le secteur très prochainement. »
La porte donne sur une passerelle qui relie notre bâtiment à un autre, vertical, comme une tour accoudée à un hangar. Notre situation en hauteur nous permet de constater l'absence d'individus à l'extérieur. L'occasion est inespérée et nous traversons immédiatement la passerelle sans précipitation, avec l'air dégagé.
Sunday, April 12, 2009
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will you some day translate it into English? :))
ReplyDeleteSorry Victor, I am afraid I won't. I don't have enough time. It would be a rough English anyway!
ReplyDeleteno worries, I understand. :))
ReplyDeleteLong time no update, busy with something else? :))
ReplyDeleteYes, Victor. Sorry, I quit this story for a while...!
ReplyDeletewhat a pity, you should continue, the story had a brilliant beginning!
ReplyDeleteBravo,c'est très intéressant.Bien écrit,avec des qualités littéraires,pas du tout nunuche comme à l'accoutumée dans ce type de récits.
ReplyDeleteJe crois que je vais continuer à vous lire et visiter votre blog liste,moi qui ai laissé tomber ça depuis longtemps!
D